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Les Deux Principes
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Juin 2000

Lettre d’Antoine Desclaibes à Philippe Poussin.

Paris, le 18 juin 2000.

« Cher Philippe,

L’Occitanie, cette demi-France d’autrefois, a bien été le théâtre d’événements dramatiques ; et ce peuple révolté, sur lequel s’apprêtent à fondre toutes les puissances de la chrétienté médiévale, ne laisse pas de m’étonner. Je n’en suis encore qu’au début ! La tâche me paraît immense, je passe des heures à travailler, suivant ton conseil. Me voilà redevenu un rat de bibliothèque. Plusieurs choses m’intriguent, à vrai dire, à mesure que je poursuis mon exploration. Certains personnages m’apparaissent qui ne sont dépeints nulle part ailleurs, et qui ont pourtant tous les accents de la vérité historique. Comprends-moi bien, je n’ai aucun doute sur l’authenticité du manuscrit. Pierre de Castelnau a effectivement été tué dans les circonstances que tu as lues ; l’épisode est narré dans les poèmes de Guillaume de Tudèle et de Pierre des Vaux-de-Cernay. De même que les batailles qui suivent sont fidèlement relatées. Entre l’exactitude historique et l’invention du poète, c’est bien là que se joue toute la difficulté. Je remonte le courant, entre Histoire rêvée et Histoire vécue… Et je me demande encore : pourquoi a-t-on mis ce manuscrit en enfer ?

Mon ami l’archiviste a tenté de retrouver la trace de ces rouleaux de parchemin – comment sont-ils arrivés ici ? Pourquoi personne n’a-t-il jamais pris la peine de les étudier ? Serait-ce pour les dissimuler ? L’archiviste y perd son latin et se noie dans les anciens thésaurus, les fiches déclassifiées, les références incomplètes. Peut-être le livre s’est-il perdu, avant d’atterrir là par hasard ; peut-être n’aurons-nous jamais d’autres précisions à ce sujet. Hubert – je réalise soudain que je ne t’ai jamais dit son nom ! – l’archiviste, Hubert Laugier, est pour moi un soutien précieux.

Je t’avais dit que je te parlerais de lui quelques instants. C’est une certaine Francine, l’une des responsables de la bibliothèque Mazarine, qui l’a affublé de ce surnom il y a de cela trente ans : l’archiviste. En réalité, il a le titre de conservateur. Je ne peux m’empêcher de sourire à mesure que je découvre la vie de cet homme, toujours perdu dans des montagnes d’ouvrages et de documents anciens, qui arpente sans fin les couloirs de la bibliothèque Richelieu. Il traîne ses épaules voûtées entre les interminables rangées de livres, murmure pour lui-même des paroles apparemment sans suite et s’arrête, de temps à autre, pour pousser sa déclamation tirée des grands auteurs. Pour les habitués de Richelieu et des différents départements de la Bibliothèque nationale, il est plus qu’un simple fonctionnaire épris de vieux bouquins. Il fait partie du décor, tant et si bien qu’entre lui et son milieu semble s’être opéré, au fil du temps, une sorte de mimétisme étrange : on dirait que sa peau a pris la couleur de ces milliers de pages qu’il côtoie chaque jour ; son éternel complet brun répond comme en écho à la tranche des livres alignés sur les étagères ; sa voix a le ton d’une confidence, mais se pare de temps à autre d’accents grandioses, qui résonnent sous les arcanes avant de retomber dans le silence de méditations jamais achevées. Parfois, les mains croisées, il oscille d’avant en arrière, en penchant légèrement le buste et son front dégarni, comme un juif en prière devant le mur des Lamentations, un rabbin psalmodiant le Talmud. Sa physionomie est insolite : un nez empâté, des lèvres charnues, un double menton qui s’écrase sur un col ou un foulard toujours trop serrés ; un ventre bedonnant, des jambes courtaudes. Pourtant, ses apparitions sont un charme, au sens premier du mot. Pour ceux qui le connaissent, l’archiviste est un gardien de la mémoire, qui campe tel un cerbère inoffensif au milieu de ces livres qu’il a tant lus, caressés et classés, et en dehors desquels la vie lui est inconcevable.

Il m’a confié que, durant toutes ces années, il n’a eu de cesse de courir après son ambition première : lire le maximum des œuvres de la Bibliothèque nationale, soit plus de dix millions de livres et d’imprimés, cent soixante-dix mille volumes de manuscrits, de taille, de genre et de nature différents. Une entreprise démesurée, mais il s’en moque ! Il y est allé méthodiquement, en tenant compte chaque fois des nouvelles acquisitions. Trente-trois ans de lectures, soit mille sept cent seize semaines, à raison de quatre à cinq ouvrages par semaine, ce qui porte aujourd’hui le nombre de ses lectures à environ huit mille cinq cent quatre-vingts livres. Pour admirable que soit cette performance, elle reste une simple goutte dans l’océan. Il faut bien convenir que les trésors auxquels nous avons ici quotidiennement accès doivent représenter pour lui un défi permanent ! Il lui suffit de tendre les doigts pour toucher la vitre de plexiglas derrière laquelle est conservé le Papyrus de Prisse, le plus vieux livre du monde, un manuscrit égyptien de 2000 avant Jésus-Christ, rédigé en écriture hiératique et offert à la Bibliothèque par l’égyptologue Prisse d’Avennes. Sans doute y devine-t-il des symboles à nul autre accessibles. La solitude de cet homme me touche. Il semble voir dans ces merveilles quelque chose comme un condensé de la mémoire humaine, qu’il se laisse aller à applaudir des deux mains, comme on applaudit au théâtre, comme on trépigne devant un site extraordinaire. Il m’arrive aussi de le retrouver au milieu des collections orientales, au milieu de cette Babel de cent langues différentes, manuscrits sur parchemin, papier, soie, ivoire, cuir, xylographes tibétains, chinois, mongols, mandchous, vestiges hébreux, arabes, persans, sanscrits, indiens – de quoi lui faire tourner la tête, car dans cette vertigineuse symphonie des lettres et de l’histoire, l’archiviste peut également mesurer l’inanité de sa propre odyssée ; comment supporter l’idée d’être à jamais ignorant de tous ces trésors ? Décidément, mon cher Philippe, une seule vie ne suffit pas. Il nous faudrait le temps d’apprendre toutes ces langues, de décrypter le sens de chacune de ces civilisations, et de passer quelques douzaines d’existences supplémentaires au même endroit pour en venir à bout…

Ainsi, grâce à cette passion de tous les instants qui anime sa vie, l’archiviste n’a cessé de nourrir son intellect d’une érudition encyclopédique, qui correspond chez lui à un besoin vital. Sur ce terrain, nous sommes battus à plate couture ! Il saute des romans aux essais philosophiques en passant par le théâtre, les recueils de poésie, la critique d’art, les livres d’histoire, d’astronomie, de musique, de géométrie, de sciences naturelles, les récits de grandes découvertes et de grands voyages. Tout ce qui lui tombe sous la main est prétexte à une rapide mais inlassable digestion.

Sorti de notre enfer, il éprouve aussi de grandes satisfactions à se pencher sur d’autres manuscrits : c’est une drôle de chose que de le regarder, cassé en deux par-dessus l’écriture de Descartes, Hugo, Flaubert et consorts, cherchant à discerner dans leur calligraphie l’énigme de leur génie. Il sonde avec recueillement les Pensées de Pascal, jubile devant l’enchaînement chaotique de ces signes enchevêtrés, jansénistes et tourmentés, rassemblant d’un trait une vérité universelle ; il se meurt d’amour pour les rondeurs des O, des L et des M des lettres de Mme de Sévigné, dont il croit entendre la voix fraîche, venue lui restituer d’un seul coup la vie de cour, de salon et de province d’un siècle enfui ; il voudrait l’embrasser par-delà le temps, lui dire ses regrets de ne pas l’avoir connue. Il vibre aux accents de Télémaque, accuse avec Zola, suspend le temps dans le sillage d’une brise légère, au-dessus du Lac de Lamartine ; il suit et recopie chaque lettre du morceau qu’il choisit, interroge la personnalité de leur auteur, déploie les ressources minutieuses des graphologues les plus éminents pour trouver le Graal de la beauté littéraire. Il rêve, Philippe ! Il rêve et rien de semblable sur terre ne peut lui apporter davantage d’émotion.

Tout ce travail n’est pas vain, car l’univers entier l’ignore, mais notre archiviste prépare lui-même sa grande œuvre, dans l’ombre chaude de ces milliers de couvertures. C’est une monumentale Anthologie de la Poésie française. Il en a d’ores et déjà ébauché les grandes lignes. Depuis quelque temps, il s’est mis à relire l’ensemble des petits cahiers rouges où il a consigné ses notes, et il prévoit d’y ajouter le fruit de nouvelles réflexions, accumulées par sédiments successifs dans les strates géologiques de sa conscience. D’après ses premiers calculs, l’Anthologie regroupera environ trois mille cinq cents pages, et il y livrera le compte rendu de ses trente-trois ans de copulations frénétiques avec la littérature. Autant dire que par là, il se livrera lui-même totalement. Il voit dans l’accomplissement futur de ce chef-d’œuvre la plus parfaite résolution du sens de sa vie.

Allons ! Assez disserté sur l’archiviste. Notre homme est venu me trouver il y a quelques heures pour m’apporter deux livres qui pourraient nous aider dans nos recherches. Sans doute en as-tu déjà entendu parler. Le premier est le Traité cathare de Bartholomé. Le second est plus fameux : il s’agit d’un autre traité, de Jean de Lugio, résumé par l’un de ses disciples et baptisé Livre des Deux Principes. Je me suis renseigné rapidement sur cet homme : originaire de Bergame, fils majeur ordinatus episcopus de Belesmanza de Vérone, de Lugio a divisé les Albanenses vers 1230 par la rédaction de ce texte, dont l’original a disparu. L’œuvre de de Lugio a été l’une des fondatrices de la réflexion sur les doctrines cathares et manichéennes du XIIIe siècle. J’ai appris que, si Eckbert de Schönau reprochait aux cathares de s’être eux-mêmes appelés les “purs”, le théologien Alain de Lille voyait dans l’étymologie du mot cathare une source latine, de catus, chat, “parce qu’ils baisent le postérieur d’un chat en qui leur apparaît Lucifer”. Ils étaient les sectateurs du chat, les chatistes ! Voilà qui est plus perfide que ce simple surnom des “albigeois” qui, si j’en crois l’archiviste, leur fut donné après la conférence contradictoire d’Albi, à la fin du XIIe siècle. Quoi qu’il en soit, ils ont déclenché bien des fureurs. Le Livre des Deux Principes de de Lugio résume cette doctrine à sa manière. La couverture du manuscrit représente un groupe de parfaits sur le point d’être jetés au bûcher ; et derrière la fumée de ce brasier immense se profile l’ombre d’un château qui t’est familier, au faîte d’une montagne… Oui, mon ami : il s’agit bien de Montségur ! De Lugio, fasciné par la question de l’origine du Mal, revient sur l’idée que Dieu et le Diable étaient à l’origine deux principes distincts. Voici ce qu’il écrit : j’ai pensé que ce passage t’intéresserait.

C’est pourquoi, de l’avis de tous les sages, il faut croire absolument qu’il existe un autre principe, celui du Mal, qui est puissant en iniquité, et dont la puissance de Sathanas, celle des ténèbres et de toutes les autres dominations qui s’opposent au vrai Dieu, découlent singulièrement et principiellement comme nous l’avons déjà montré et comme nous espérons, grâce à Dieu, le faire mieux voir encore par la suite. Que s’il n’en était pas ainsi, il apparaîtrait à ces mêmes sages, de façon évidente, que la Puissance divine combat contre elle-même, se détruit elle-même, est toujours en lutte contre elle-même… Ainsi, les vertus et les puissances du Seigneur vrai Dieu se combattraient entre elles, chaque jour, par sa propre volonté, s’il n’y avait pas une autre puissance que la sienne ! Il est absurde de penser cela du vrai Dieu. Il s’ensuit donc, sans aucun doute, qu’il existe une autre Puissance ou pouvoir non vrai, que le Seigneur Dieu s’efforce chaque jour de combattre, comme nous l’avons fait voir très clairement à tous ceux qui veulent le comprendre… Le Seigneur dit en effet lui-même, par la bouche d’Isaïe : “Comme vous m’avez abandonné pour adorer un dieu étranger dans votre propre pays, ainsi vous serez assujettis à des dieux étrangers dans une terre étrangère” (Jér., V, 19). Et encore : “Tous les dieux des nations sont des démons” (Psaumes, XCV, 5). Le Christ dit à nouveau dans l’évangile de Jean : “Car le prince du monde va venir, quoiqu’il n’y ait rien en moi qui lui appartienne” (Ioan, XIV, 30)…

À lire ce genre de passages, une fibre obscure de mon être s’anime. Comment le Mal peut-il exister dans un monde conçu par un Dieu infiniment bon ? La réponse cathare est naïve et pourtant, sa simplicité même désarme ses détracteurs les plus acharnés ; elle fascine encore aujourd’hui, à l’heure de toutes les errances et de toutes les quêtes métaphysiques. Cette idée de deux Créations, l’une bonne, Royaume de toute éternité, auquel nous ne pourrons accéder qu’à la force de l’esprit et au prix de multiples réincarnations, et l’autre corrompue, celle du monde d’ici-bas, domaine de la matière et du corps, tendue par la volonté satanique de détruire l’œuvre de Dieu – cette idée simple que nous sommes en enfer s’est avérée suffisamment révolutionnaire pour déclencher un conflit sans précédent.

Oui, les passages de ce Livre des Deux Principes m’ont troublé. Je me suis senti soudain en face d’une sorte de contre-Évangile, de grimoire apocryphe aux tragiques résonances. Mais à qui s’appliquent ces lourdes sentences ? Aux cathares, comme l’Histoire l’a retenu, ou à l’Église romaine ?… Vois, Philippe, à quoi je passe mes heures ! Me voilà plongé dans une curieuse exégèse. Il est certain que la guerre albigeoise allait bien au-delà d’un simple problème de discipline politique. Les cathares ont touché le cœur de la religion et les questions qu’ils posent sont existentielles.

Toute l’Europe est touchée, toute l’Europe se lèvera contre eux.

Pourquoi ?

Ah ! Mais je m’emballe, mon cher Philippe ! Lis donc la suite des aventures d’Escartille ; je chemine en même temps que toi. Le tableau s’anime, les populations s’ébranlent. Cet épisode est plus long qu’à l’ordinaire, mais il semble que tout s’y accélère. Tu verras qu’il s’y est glissé quelque chose qui m’a jeté dans une soudaine perplexité, au moment où je ne l’attendais pas. Ce n’est apparemment que la suite de son voyage ; pourtant, je me demande à présent où il m’entraîne. J’ai le sentiment qu’il nous invite à nous installer au cœur même de son époque, et qu’il y fait office de passeur, d’œil grand ouvert sur l’Histoire. Le troubadour, ici, découvre la mort. Un premier aboutissement, en quelque sorte. Nous en parlerons une prochaine fois : je gage que tu comprendras alors ce qui m’intrigue, tu ne peux pas le manquer.

Bien amicalement à toi, Antoine. »